Frédéric – une nouvelle crue

Publié le Catégorisé comme nouvelles crues
Frédéric une nouvelle de Vincent Breton
"Students Backpack" by Alex Jones/ CC0 1.0

Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.

Cette semaine découvrez Frédéric. Un garçon touchant et courageux que je n’oublierai jamais…


Frédéric

Cette histoire-là n’a duré que cinq minutes. Peut-être dix. Faut-il cinq pages pour la conter ? Ce fut pourtant l’un des instants décisifs de ma vie. Un moment révélateur et si intense que près de cinquante ans après je m’en souviens dans le moindre détail.

Y repenser me plonge à chaque fois dans le même degré d’émotion que je ressentis le jour même. Longtemps, très longtemps après je me suis reproché ce qu’il s’est passé. Mais tout autant, pendant des années, je me suis reproché ce qu’il ne s’est pas passé. Aujourd’hui je regarde cet épisode avec tendresse.

Je me demande juste si Frédéric de son côté s’en souvient.

Nous étions jeunes. Étions-nous beaux ? Nous n’étions pas larges d’épaule. Nous étions plutôt sages. Avions-nous seulement quatorze ans ?

Cet âge en tout cas nous arrachait à l’enfance en nous étirant par tous les bouts. Les copains parlaient beaucoup d’algèbre et de football. Nous faisions du grec ou du latin. Nos professeurs étaient débonnaires. Les filles bavardaient dans notre dos. La principale du collège nous terrifiait. Nous prenions matin et soir des bus bleus qui sentaient le diesel, le skaï et les freins brûlés. On y gelait en hiver, on y brûlait en été.

Frédéric et moi ne venions pas du même village. Mais nous étions dans la même classe. Nous n’étions pas spécialement amis. Il jouait du piano je crois, j’en suis sûr, tandis que je m’agitais avec la petite troupe de théâtre.

Nous étions à nos études, aux bruissements, aux changements incessants de salle de classe, aux salles d’études suffocantes, aux récréations qui se déroulaient dans de vastes espaces où des oliviers avaient été plantés entre les bâtiments aussi laids que parallélépipédiques sur un sol sec.

Nous formions au sol des sortes de cercles ou de barrages avec nos cartables pour marquer nos territoires, nous nous agglutinions souvent en grappes ou parfois des binômes s’isolaient et ça jasait.

Longtemps je ne me suis pas rendu compte de la présence de Frédéric dans le groupe. Frédéric était la discrétion même. Il accompagnait souvent un ami impétueux et roublard qui se la ramenait quelque peu. Quatorze ans c’est l’âge des provocations et les esprits savaient être caustiques. J’avais de la répartie, mais je n’étais jamais dans l’agressivité. J’avais réussi à me faire une place. Ce n’était pas gagné parce que ni l’algèbre ni le football n’étaient dans mes centres d’intérêt. D’ailleurs au foot, j’avais réussi à me faire nommer chef des remplaçants. Place formidable qui me permettait de désigner qui allait jouer en cas de défaillance ou d’élimination d’un joueur. Il y avait bien de la marge avant que je ne sois concerné. J’ai dû jouer une fois en quatre ans et ils s’en sont mordu les doigts.

Dans le groupe Frédéric était calme. Il était discret. Quasiment silencieux. Il était fin pour ne pas dire maigre et portait de petites lunettes rondes qui lui donnaient l’air sérieux. Je ne mettais jamais les miennes. Il avait de longs doigts, de longues mains de pianiste. J’avais remarqué cela. Il écoutait. Nos regards se croisaient à peine.

Un jour, le premier trimestre touchait à sa fin, nous attendions chacun notre bus, il était venu vers moi. J’étais seul. Là, il était bavard. Nous avions parlé de nos cours, de nos goûts. Il préférait le piano à la guitare. Il aimait la musique classique. Il s’ouvrait. Il avait dans son approche et sa façon de parler quelque chose d’apaisant, de délicat presque d’enveloppant. J’étais en confiance dans son calme et son attention. Nous avions un ami commun que j’avais connu par ma famille. Je ne voulais pas m’attarder dans cette douceur. Dans ces confidences. Je ne voulais voir en Frédéric qu’un copain de classe, je le trouvais sympa. Très amical. Les bus arrivèrent et chacun rentra chez lui. J’étais absorbé par le quotidien, les devoirs, les choses à faire et ne pensai plus à lui.

C’est ainsi, des personnes entrent dans le paysage de votre vie, mine de rien, comme par inadvertance, vous n’y attachez pas d’importance. Ou vous feignez de ne pas le faire. Vous n’imaginez pas du tout que cette rencontre sera déterminante pour toute votre vie et que vous y penserez des dizaines d’années plus tard.

La vie absorbe. Le fleuve s’écoule. Nous ne nous attardons pas. Nous ne regardons pas. Ou pire encore, nous ne voulons pas voir et nous repoussons d’une main dédaigneuse ce qu’elle nous offre sur un plateau.

Nous voulons ignorer ce qui pourrait perturber l’ordre établi, ce qui viendrait troubler nos vies et c’était vraiment le cas dans une époque où le conformisme social pesait de son lourd couvercle. Il y avait peu de place pour l’inattendu, la différence.

Collégiens nous nous devions à nos études. La troisième serait vite là, puis le brevet, puis nos choix d’avenir… On en parlait beaucoup. Des conseillers étaient chargés de nous orienter. Il fallait penser à notre parcours, à nos futurs métiers. Le chômage commençait à faire parler de lui. Il y avait des incertitudes que nous rappelaient nos parents. Alors, nous gardions nos émois pour nous, même si j’avais la chance de pouvoir faire du théâtre pour m’amuser et me rendre les choses supportables et si l’univers de Frédéric était fortement marqué de musique et de solfège.

Mais la vie suivit son fil. Et nous avancions. Chacun en funambule.

Avec Frédéric les échanges sans être distants, étaient amicaux mais brefs. Il était pudique et je pouvais rester secret.

Puis vint ce jour où les choses se précipitèrent.

Ce moment fut à la fois concours de circonstances et accident. Il fut rapide, fort et violent.

Nous nous préparions pour le cours d’éducation physique. Ces cours n’étaient pas mixtes. Les élèves devaient se réunir en tenue de sport et attendre leur professeur, dans le gymnase, assis en tailleurs et en file indienne.

Nous portions tous des shorts blancs, des tee-shirts blancs et des chaussons de sport si la séance devait avoir lieu à l’intérieur. Je préférais d’ailleurs les moments dans la salle aux jeux collectifs qui avaient lieu sur les terrains. J’y étais mauvais sauf peut-être au hand-ball.

Nous étions assis et nous attendions notre professeur. Nous étions plutôt sages malgré l’attente qui commençait à durer. Notre prof viendrait-il ? Il se plaignait souvent d’être fatigué ou malade. En réalité, cela voulait dire qu’il n’avait rien préparé. Alors c’était « foot libre ». À nous de nous organiser et lui restait dans son espèce de petit bureau où nous étions censés aller le voir « en cas de problème ». Nous n’avions jamais de problème. Il ne sortait de son bureau qu’à la fin du temps dévolu, une heure ou deux pour venir gueuler dans les vestiaires, histoire de faire montre d’autorité. Ça calmait provisoirement les harceleurs.

Cette fois, l’attente était particulièrement longue. Ça bavardait et la file indienne commençait à se relâcher. Les autres classes étaient parties en activité. Le prof allait arriver nous avait lancé un autre. Ça rigolait.

Frédéric qui était derrière moi s’assit à mes côtés. Je voyais ses deux genoux serrés dans ses bras. Il me regardait doucement en souriant. J’étais content qu’il me parle, car je m’ennuyais. Il commença à me faire des compliments. Je me souviens avoir bredouillé des réponses idiotes sur le ton de la plaisanterie. Je n’étais pas du tout habitué aux éloges. Surtout qu’après ceux sur mon caractère suivirent des compliments sur mon physique et mes cheveux blonds. Sans être très longs, ils étaient plus courts que les siens, châtains, coupés quasiment à la brosse.

Je crois bien que je n’avais jamais entendu de telles louanges. Les filles qui me faisaient des compliments sur mon physique avaient toujours des formules ironiques qui me déstabilisaient. Lui non, c’était comme s’il avait appris et retenu une liste entière à me dire. Comme s’il se jetait à l’eau. Et c’était à peine si je pouvais répondre. Et mon charme, et mes yeux, ma nuque… et ma douceur.

Je n’avais qu’une seule peur c’est qu’un autre l’entende et que l’on se moque de moi comme de lui.

J’étais tout mélangé entre frisson et désarroi et le regardais de côté. Est-ce qu’il sentit cela ? Prenant tous les risques, il caressa ma joue de ses longs doigts en me disant « je t’aime ».

On m’aurait mis tout nu sous les projecteurs, je n’aurais pas été plus désemparé.

C’était terrifiant et pourtant, jamais encore on ne m’avait dit quelque chose d’aussi fort et d’aussi beau.

Jamais dans tous mes émois d’adolescent romantique je n’aurais imaginé qu’une telle déclaration puisse avoir autant d’écho et me toucher si fort.

Je ne sais pas ce qui me troublait le plus. La délicatesse incroyable avec laquelle la chose fut dite, la douceur de la voix, ou celle de ces longs doigts fins passant sur mon visage.

Entre confusion, émotion, comme le plongeur juché très haut sur son plongeoir, j’étais à deux doigts, les siens sur ma joue, de fondre, de me jeter dans ses bras, de prendre sa main dans la mienne… Un bonheur intense me parcourait l’échine. Un mélange de frisson électrique et de cascade fraîche jusque dans mes reins. Je discernai ses yeux, sous ses lunettes rondes, emplis d’amour tendre. Il avait osé. Il s’était jeté à l’eau pour moi et je n’avais plus qu’à me lancer, accepter, me relier à lui… Merveille d’être reconnu et désiré par un garçon dont la sincérité, le romantisme, la douceur, le charme, la délicatesse et la sensibilité ne pouvaient que me toucher. C’était lui. J’allais être à lui. Nous allions pouvoir vivre la plus belle et la plus pure des histoires d’amour. Nous allions pouvoir nous aimer et nous protéger et affronter ensemble les épreuves de la vie. Il m’avait trouvé. Il avait su dire les mots. Il avait osé. Il était courageux. Mon cœur battait à tout rompre, probablement une goutte de sueur perlait à mon front. Le temps était suspendu. J’en éprouvais une sorte de vertige incroyable.

C’est alors que je flanquai à Frédéric une énorme claque qu’il prit pleine face.

des enfants

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Par Vincent Breton

J'ai passé plus de quarante ans à exercer plusieurs métiers au sein de l'Éducation nationale. Toujours mû par la curiosité, j'aime apprendre, écrire, partager.

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