On dit qu’on se souvient toujours des « premières fois », qu’elles restent gravées dans la mémoire. Mais les dernières fois sont aussi revêtues d’une belle symbolique pourvu qu’on sache les reconnaître et quoi en faire…
Je me souviens de la première fois…
Je ne me souviens pas du tout de mon premier jour, ni de mon premier jour d’école… De mon premier vélo oui, de mon premier amour oui, de la première leçon que je fis à 17 ans devant une classe de grande section (c’était de l’éducation physique)… de premières rencontres oui, lorsque j’arrivais dans certains lieux… de premières lectures ou découvertes d’œuvres…
Un certain nombre de premières fois ont sombré dans l’oubli, ou bien la mémoire les a bricolées… On me repasserait le film, je serais étonné.
Certaines premières fois furent aussi des dernières
Rencontres d’une seule fois et pour autant pas forcément anodines, ni vaines. Découvertes. Voyages. Explorations faites pour l’expérience…
Petits galets semés pour la mémoire…
On ne sait pas toujours que ce sera la dernière fois.
Dans certains cas, on se dit a posteriori que ce fut très bien. Une fois suffit, deux c’est déjà trop.
Dans d’autres cas, il aurait été plus intelligent de s’en tenir là.
Mais la peur de l’abandon ou la mauvaise réputation faite à la solitude nous incitent à céder, concéder, espérer ou croire que la deuxième sera meilleure… Il ne faut pas forcément insister. Pas plus qu’imaginer que tout n’est qu’affaire de « coup de foudre ».
Entre le « ça va pas être possible » et les « affinités électives », entre ses besoins, ses choix, ses envies et la place que l’on fait à l’autre dans ces constructions amicales, amoureuses, simplement sociales ou professionnelles… il y a ce qui s’écrit malgré soi, ce qui oblige au lâcher prise, mais ces choix qu’il faut oser : partir !
On ne sait pas toujours
Qu’on ne reverra plus jamais cette personne, ni ce paysage ou cette boutique. On est passant.
La vie passe au filtre de notre cheminement…
On n’imagine pas toujours qu’il pourrait y avoir des retrouvailles : elles ne sont pas forcément aisées ni souhaitables. Cette maison d’enfance devient étriquée, cet ami d’antan n’a plus rien à dire… le temps nous a transformés…
Ou a contrario c’était comme si jamais on ne s’était quittés…
Mais laissez moi aussi la possibilité d’avoir changé : j’ai vieilli, j’ai vécu, la vie a passé.
Mais, oui : il y a des moments où l’on se souvient. La dernière fois que je l’ai vue, elle traversait la rue et me fit ce sourire.
Sans me le dire, mon intuition savait déjà que nous ne reverrions plus et stockait avec prudence la séquence dans l’immense boîte à souvenirs.
Parce qu’on ne sait pas toujours, on ne veut pas savoir, mais on pressent.
Fallait pas se le dire : mais la dernière fois qu’elle partit à l’hôpital, je savais en réalité très bien que ce serait la dernière fois que je la verrais vivante…
On sait, on n’ose pas se le dire.
Ces dernières fois
On a toujours peur que ces dernières fois nous rapprochent de la mort ou de l’abandon alors que c’est juste une fin de livre et qu’un autre va s’ouvrir jusqu’au point final… qui tombera peut-être au milieu d’une phrase inachevée…
La dernière fois que j’ai quitté le bureau, rendu les clés, je savais bien que je ne reviendrais pas même si on m’avait invité à repasser. Repasser pour quoi faire ? Ressasser ou voir qu’on se passe si bien de mes services ? Admirer ce qui se fait après ou déplorer ce qui aurait pu se faire si j’étais resté ? Le Monde existait avant, continuera après. J’écris juste ma part.
Non. Pas de regret.
On peut partir avec le sentiment du devoir accompli, passer à autre chose. Les autres le font, il faut aller vers d’autres, sans peur.
Tout n’a pas une fin : des liens perdurent… et justement, il y a ce qui passe, ce qui reviendra, ce qui restera… et tout cela nous construit…

En allant hier à Gâvres, je savais que probablement c’était la dernière fois que je m’y rendais.
Je regardais donc forcément le paysage autrement.
Le vieux monsieur qui est venu me raconter sa vie, sa sieste et content de bavarder, sûrement je m’en souviendrai d’avantage que si j’imaginais revenir bientôt… on s’est dit « au-revoir » pour ne pas se dire adieu.
La personne qui m’accompagnait et venait là pour la première fois et probablement la dernière aussi commençait à en concevoir de la nostalgie.
La fin des vacances
Nous avons tous connu ces moments d’autant plus douloureux qu’ils se passaient juste avant de partir… Les amours de vacances. Les plus fortes, naissent quelques jours avant le départ. Quand ce n’est pas la veille. On se fait des promesses intenables. On sait qu’il sera très difficile de se revoir. On ne se dit pas encore que c’est peut-être tant mieux. Tant mieux pour le souvenir dont la beauté tient à l’intensité comme à la brièveté…
Il s’agit de partir, peut-être un rien transformé pour aller affronter de nouvelles aventures, de nouveaux lieux… ou se retrouver.
Ruptures
On n’ose pas toujours se dire qu’on se sépare et qu’on ne se reverra plus jamais. Et que c’est même nécessaire, pertinent et utile… Il faut trancher, oser couper le cordon, refuser de poursuivre…
Les juges décident d’ailleurs parfois cela : interdiction faite de se rapprocher, tenter de se revoir. Pour le bien de l’un ou de l’autre, au final des deux…
Dans d’autres situations, les liens se distendront « naturellement » jusqu’à ce qu’on réalise l’éloignement, l’absence de nouvelles… Parfois on veut aller chatouiller le passé, chercher les « copains d’avant »… il n’est pas garanti d’en revenir content…
Partir ce n’est pas mourir !
« Partir, c’est mourir un peu, C’est mourir à ce qu’on aime : On laisse un peu de soi-même En toute heure et dans tout lieu. C’est toujours le deuil d’un vœu, Le dernier vers d’un poème ; Partir, c’est mourir un peu. Et l’on part, et c’est un jeu, Et jusqu’à l’adieu suprême C’est son âme que l’on sème, Que l’on sème à chaque adieu… Partir, c’est mourir un peu. »
Edmond Marie Félix Haraucourt est l’auteur de ces vers dont seul le premier nous est resté.
On pourrait se livrer aux interprétations. « Mourir un peu » ce n’est pas mourir. On ne meurt pas qu’un peu. On meurt totalement ou pas même si certains vivants sont morts en quelque sorte…
Je suis « mort de fatigue » est bien une façon de dire qu’on est vivant malgré tout.
Mais des lieux où l’on passe, de ces expériences de vie, ces passages, je ne pense pas qu’on laisse tant de soi, au sens où l’on partirait amoindri… On s’enrichit, s’élargit au contraire…
Peut-être apprend-on à se délester : car dans ce que l’on ne voit plus par exemple du quotidien, il y a ce que la mémoire va retenir quitte à le transformer et ce qu’elle va laisser. L’oubli bienfaisant.
J’ai eu plaisir à être là mais je peux aussi avoir besoin de m’éloigner, pour vivre autrement, de nouvelles expériences…
Sans racines
Dans « Constat » , je chante :
Je n'ai pas de pays où je puisse rentrer Pas de village où je dirais, c'est ici, c'est chez moi ! C'est là que j'ai grandi, je n'ai pas d'autrefois Qui tienne autrement qu'en des songes dispersés Je n'ai pas de maison où je puisse rentrer Pas de mère pour m'attendre auprès d'un vieux foyer Pas de chambre où je saurais me réfugier Pas de lit d'enfant où je me souviendrais....
Ce qui pourrait sembler un manque est peut-être aussi la chance de pouvoir choisir librement où vivre et avec qui. C’est sans être sur le « qui-vive » permanent du départ, pouvoir s’inscrire dans ce mouvement… non pour bouffer du kilomètre mais s’autoriser à ne pas se laisser seulement façonner par un environnement, un contexte…
Une collection de dernières fois
Alors oui, je commence une collection de dernières fois… Étrangement, je ne multiplie pas les photographies. Les souvenirs les plus forts ne seront pas dans ces images.
Et comment garder les odeurs, les parfums de l’océan, le sel sur les lèvres, les embruns ? (Bon sang, le ramassis de poncifs !)
Et ces personnes du quotidien, ces visages d’ici ..certaines qu’on saluera d’autres qui ne sauront pas…
J’ai encore du temps et des choses à faire
Je partirai à l’automne. Mais le temps se déroule vite… et derrière les dernières fois, il y aura tant de nouvelles premières fois que je m’en sens régénéré d’avance !
Yes
“ Ce qui pourrait sembler un manque est peut-être aussi la chance de pouvoir choisir librement où vivre et avec qui. C’est sans être sur le « qui-vive » permanent du départ, pouvoir s’inscrire dans ce mouvement… non pour bouffer du kilomètre mais s’autoriser à ne pas se laisser seulement façonner par un environnement, un contexte…”