Souvenir d’enfance

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Une nouvelle crue

Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.

Avec « Souvenir d’enfance » vous découvrirez comment deux enfants de parents divorcés vivaient leurs séjours chez leur père.


Souvenir d’enfance

À cette époque le divorce restait rare. Le juge avait confié la garde des deux enfants, un petit garçon et sa cadette, à la mère. Le père, qui avait conservé l’intégralité de ses droits parentaux, recevait les enfants un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Il était astreint au versement d’une pension alimentaire ré-évaluable selon les taux en vigueur. Mais il se bornait à l’augmenter de façon à rester dans la même tranche d’imposition. La pension variait donc parfois seulement par exemple de 0,73 centimes. S’il prenait à sa charge les enfants pour les grandes vacances, alors il ne versait plus la pension et envoyait en général les enfants chez sa propre mère.

Lorsqu’il arrivait à l’appartement maternel pour prendre les enfants en charge, ceux-ci sentaient de loin l’odeur de tabac au miel de la pipe qu’il avait allumée en sortant de la voiture. L’odeur était plaisante, mais elle était ressentie comme le tocsin par les petits.

Alors les gamins se positionnaient dans l’entrée de l’appartement pour recevoir le père, la mère restant en retrait. Les salutations étaient brèves. Il n’y avait pas d’embrassades ni d’effusions ni de démonstrations. Selon les circonstances l’aîné pouvait avoir son cartable. Mais ils n’emportaient rien en général, tout étant en double dans l’appartement paternel. Il fallait faire assez vite, car la nouvelle compagne du père attendait dans la voiture, garée dans le sous-sol de l’immeuble.

On relevait les sièges de la petite Fiat 850 sport bleu marine pour que les enfants puissent se glisser à l’intérieur et s’asseoir. Le trajet qui menait de l’appartement maternel à l’appartement paternel durait moins de trente minutes. Dans la voiture, les échanges ne portaient pas sur la semaine des enfants. Il s’agissait plutôt d’une sorte d’interrogatoire à propos de la vie de la mère, de ses agissements, qui elle pouvait recevoir. Le père et la belle mère alternaient leurs questions comme deux policiers. Seul le garçon répondait, parce qu’il était l’aîné et parce que sa sœur handicapée, souffrait d’un trouble du langage et de la compréhension. Elle restait cependant sensible à la voix métallique du père et se serrait contre le siège, les boucles de ses couettes rousses ondulant au rythme des accélérations et des coups de frein de la petite voiture. Se sentant comme pris au piège des questions, le garçon se contentait de répondre par « Oui », « Non » ou un « J’sais pas » qui avait pour don d’exaspérer la belle-mère. Troublé, le garçon pouvait répondre n’importe quoi, en dépit du bon sens, cherchant en vain la réponse attendue, avec la crainte de divulguer des éléments de la vie de sa mère. Celle-ci, ignorant l’interrogatoire, n’avait donné aucune espèce de consigne à ses enfants. Mais le père doutait du contraire. Il cherchait à savoir. Mais on ne savait quoi.

Lorsqu’ils arrivaient à l’appartement du père où chaque enfant disposait d’une chambre, chacun devait changer de vêtements. Le prétexte était probablement qu’il ne fallait pas salir les habits du foyer maternel. Dans la réalité, c’était pour abandonner les pantalons à pattes d’éléphant qui commençaient à faire leur apparition, les ceinturons larges en cuir avec une grosse boucle à la mode, le pull-over à col roulé. En échange, la petite fille revêtirait une robe classique tandis que le garçon porterait un pantalon gris de matière synthétique qui piquait les jambes et un polo moutarde impersonnel. Revêtir cette tenue, était comme mettre une sorte d’uniforme.

Chaque enfant devait ensuite s’occuper dans sa chambre à lire ou jouer tranquillement. Il y avait pour le garçon d’anciennes bandes dessinées du père comme les « Blake et Mortimer » ou des romans comme « Croc Blanc ». La fille devait avoir pour jouer une petite maison de poupée. Parfois le garçon traversait le couloir pour rejoindre sa sœur. Mais ni l’un ni l’autre n’osaient jamais aller dans le salon qui était une pièce en deux parties. D’un côté on trouvait une bibliothèque abondante occupant tout un mur, une grande table rectangulaire qui servait le plus souvent de bureau, c’était des intellectuels et de l’autre, la partie chambre des adultes.

La belle-mère faisait une cuisine utilitaire. La soupe était en poudre, comme le dessert à la pistache. L’aîné était invité à venir diluer la poudre dans l’eau ou le lait qui chauffait. Le garçon faisait tout pour que ses gestes soient précis. Il craignait toujours de renverser quelque-chose. C’était là sa principale mission tout comme ensuite il aurait à essuyer la vaisselle au sortir de l’évier.

Le repas était servi à la cuisine. Cette pièce, comme souvent dans les appartements modernes, était un long couloir étroit. Avec ses placards en formica, l’évier en inox et l’équipement ménager occupaient un mur. De l’autre côté, on trouvait, placée perpendiculairement, une petite table en formica marron. Ils peinaient à y prendre place à quatre pour manger.

Sous la conduite de l’aîné, les enfants avaient lavé leurs mains. Ils le faisaient toujours avec beaucoup d’attention, pour différer le moment de se retrouver à table avec les adultes. Ils essayaient de ne pas penser aux repas délicieux de leur mère. Dans les assiettes, c’était austère. Le jambon rectangulaire sortait de son emballage en plastique. Les légumes venaient de boites de conserve qui sentaient le fer. Les enfants se tenaient sagement. Les adultes étaient assis en diagonale comme les enfants, chaque sexe d’un même côté de la table.

La belle-mère proposait de l’eau. Comme la fillette articulait assez mal, elle l’imitait en se moquant pour lui parler. Le garçon sentait en lui monter une sourde colère. Mais il ne disait rien. Il se tenait le plus droit et le plus sage possible. Il n’y avait de vraie conversation qu’entre les adultes. La petite fille, rebutée par l’ambiance, les moqueries et la nourriture, avait souvent des hauts le cœur, des renvois. Les adultes la grondaient. Il arrivait qu’elle vomisse sous les hurlements des grands. Elle en mettait sur sa robe et le carrelage.

Il y eut ces fois où la belle-mère qui devait encore avoir un autre appartement était absente. Le père laissait monter sa colère avant même que l’irréparable ne fut commis :

— Tu vas pas vomir ! Tu vas pas vomir, hein !

Il pensait que ses admonestations empêcheraient le pire. C’était le contraire. Alors évidemment la petite fille vomissait et répandait tout sur le carrelage blanc de la cuisine. Tabourets et chaises tombaient en arrière. Le garçon se retenait de ne pas vomir à son tour. Mais il restait. Imperturbable en apparence.

Le père se levait en hurlant et giflait sa fille incapable de se défendre. Il y eut ce soir où il la cogna plus fort, elle tomba et il la tira sur le sol par ses longs cheveux. Son corps glissa sur le carrelage en se heurtant parfois aux murs. Direction la salle de bains. Bruit des robinets, de l’eau, des pleurs. Les cris. La fillette hurlait. Le père criait. Direction la chambre. Les cris. Le père revint livide dans la cuisine.

Après le nettoyage, le repas se terminait dans le silence absolu. Le lendemain en général était un dimanche. Le père conduisait les enfants et la belle-mère chez sa mère à lui dans une banlieue éloignée. Il y avait là-bas un grand-père taciturne, un oncle raide comme un piquet, une vieille tante moustachue, une plus jeune gentille et triste.

Il y aurait un repas long et ennuyeux. Des plats sans surprise. Une tarte aux pommes jamais vraiment cuite. Un goûter mais surtout des promenades en forêt où la petite fille qui marchait mal n’était pas toujours conviée restant près de la grand-mère.

Là-bas, on ne parlait jamais de la mère des enfants. C’était comme un tabou, comme si elle était morte. Les questions sur la vie des enfants étaient réduites. Parfois on leur présentait des cousins éloignés. Des gens gentils qui semblaient n’avoir rien à dire, n’avoir ni univers ni vie. Puis venait l’heure de rentrer et les enfants se retrouvaient dans la voiture. Il pouvait y avoir des bouchons. Lorsqu’il les raccompagnait chez leur mère, le père lui adressait fréquemment des reproches. Elle ne comprenait pas de quoi il parlait. Puis il repartait rapidement. Ils n’auraient pas de nouvelles jusqu’à la prochaine visite. À l’époque, toutes les maisons n’étaient pas équipées du téléphone.

Pour les enfants les retrouvailles avec leur mère étaient toujours des moments fabuleux. Un soulagement. C’était comme si la parole pouvait enfin se libérer. L’ambiance était douce, la cuisine sentait bon. On riait, on chantait, on lisait des histoires, on révisait la récitation pour le lendemain.

Un soir, le garçon avait entendu dire par son père à sa mère, « qu’il était allé faire des formalités à la mairie avec la belle-mère ». Le petit garçon n’avait pas du tout compris de quoi son père parlait :

— Ça veut dire que ton père vient de se remarier avec X, lui dit-elle une fois parti.

La cérémonie avait eu lieu en dehors de la présence des enfants. Personne ne sut jamais s’il y avait eu une quelconque fête. De toutes les façons le père ne racontait jamais rien de sa propre vie.

Dans la cour de l’école, le petit garçon avait un jour provoqué un attroupement à la récréation. Il venait d’avouer à ses camarades qu’il n’aimait pas son père. Pour les autres enfants c’était quelque chose d’inavouable et de scandaleux mais en entendant leur copain certains commençaient à se dire qu’eux aussi n’étaient pas obligés d’aimer leurs pères. Les tabassés, il y en avait plus d’un, les oubliés, les porteurs de bouteille chargés d’aller acheter le vin et le tabac.

Voilà un souvenir d’enfant. Un souvenir inscrit à jamais dans la mémoire. Longtemps, le petit garçon culpabilisa de n’avoir su défendre sa sœur. Mais il n’était qu’un petit garçon. Il aurait mérité plus d’insouciance. Il avait la confiance de sa mère, l’amitié joyeuse de ses camarades. Il apprit à se pardonner. À pardonner. De loin.

Plus tard, le garçon devenu grand, posséda grâce à ce passé, cette intuition qui lui permit de déceler les mômes malmenés et de les secourir. Mais c’est une autre histoire.

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Vincent Breton

Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !

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